Guerre en Ukraine« L’objectif n’était pas de produire mais de survivre ! »

Yuriy Mudryk, le gérant de la ferme « Kolos » dans la stabulation, avec ses vaches, toutes à l’attache.
Yuriy Mudryk, le gérant de la ferme « Kolos » dans la stabulation, avec ses vaches, toutes à l’attache. (© L.Kriukova)

Plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine, la ferme Kolos, occupée pendant quarante jours par les Russes, à quelques kilomètres de Kiev, recommence à se projeter dans l’avenir. Durant l’occupation, les ouvriers ont continué à s’occuper des animaux, entre les passages de chars et les tirs d’obus.

La ferme laitière Kolos, située dans la commune de Borodyanka, « se trouve à 25 km de Boucha, la banlieue de Kiev, aujourd’hui connue dans le monde entier pour les atrocités faites par l’armée russe sur des civils ukrainiens au début de la guerre, après avoir échoué à la prise de Kiev, explique Natalya Telehina, responsable élevage chez Est Expansion. Borodyanka a connu les mêmes atrocités. La ferme a été sous occupation pendant plus d’un mois en 2022 ».

© L.Kriukova - Les bâtiments de la ferme « Kolos », issu d’un ancien kolkhoze, vue de la route d’accès.

Les Russes sont partis au début d’avril 2022. Et le déminage des champs, qui a duré plusieurs mois, est aujourd’hui achevé dans cette région. Près de 900 bovins de race holstein étaient élevés sur cette ferme avant l’occupation. L’exploitation produit du seigle, du triticale, de l’avoine, du maïs, du soja, du sarrasin, du millet et du tournesol, sur un peu plus de 2 000 ha. Après l’occupation, le cheptel est descendu à 820 animaux, dont 320 vaches laitières en production. Et il est aujourd’hui de 827 bovins, dont 284 vaches laitières, avec une moyenne de 28 l/jour.

© Kolos - Les rachistes ou occupants russes circulent dans les bâtiments de la ferme « Kolos », située à quelques kilomètres de Kiev (photos extraites des caméras de surveillance de la ferme).
© Kolos - Le bâtiment de la ferme laitière Kolos, près de Kiev, pendant la guerre.

Des bovins effrayés par les tirs

Durant l’occupation russe, la ferme n’a pas abandonné ses animaux. « À vrai dire, c’était très difficile et très effrayant… Il est resté dix ouvriers sur la ferme. D’abord, nous nous sommes cachés dans la cave, puis nous sommes allés à l’étable et, autant que possible, nous nous sommes occupés des vaches », raconte Yuriy Mudryk, responsable de l’élevage. Pendant les bombardements, les bêtes étaient très stressées, surtout les taurillons qui se trouvaient à l’extérieur dans les parcs et les jeunes animaux.

© L.Kriukova - Une aire couverte pour les jeunes animaux sur l’exploitation.

Les bovins, à l’intérieur des bâtiments, éprouvaient un peu moins de stress, mais restaient toujours nerveux. « Les avions de chasse et les hélicoptères russes ont volé si bas que même des patins des toits ont été arrachés. Au moindre bruit, les animaux s’enfuyaient, heurtaient des clôtures ou des fers, se déchiraient le ventre sur environ 20 à 30 cm. Ils étaient emmenés à l’intérieur des bâtiments et là nous recousions les blessures. Malheureusement, nous avons aussi perdu plusieurs animaux à cause de blessures causées par des éclats d’obus », explique Yuriy Mudryk.

© Kolos - Les ouvriers et le gérant de la ferme Yuriy Mudryk, à l’abri dans une cave, en attendant la fin des tirs et des combats.

Dans les bâtiments, les vaches laitières en production étaient à l’attache, avec, avant la guerre, trois traites par jour à heures fixes. Le rendement moyen était alors de 30 l/jour (MG : 3,6 % ; TP : 3,1 %). « Nous avons essayé de suivre le régime de traite, mais ce n’était pas facile. Les vaches, déjà bien effrayées, étaient traites sous tirs et explosions, ce qui les stressait terriblement. Et nous ne savions pas combien de temps nous pourrions les traire. Il nous arrivait de le faire une seule fois par jour, la nuit. À ce moment-là, c’était plus ou moins calme… Début mars, les rachistes [1] frappaient tellement fort qu’on ne pouvait même pas sortir la tête de la cave. À de tels moments, les gens se tenaient là, sous le mur, rangés, de sorte que si le mur s’effondrait, ils auraient quand même la possibilité de survivre d’une manière ou d’une autre. »

© L.Kriukova - La traite a été maintenue durant la période d’occupation a minima, parfois la nuit, période plus calme dans les tirs et les attaques.

D’après Yuriy Mudryk, les rachistes sont entrés progressivement dans Borodyanka à partir du 25 février. « Nous avions entendu des explosions dans les alentours, mais, pour être honnête, nous pensions que les troupes de rachistes passeraient à côté de la ferme. » Le 27 février, les occupants la traversent en colonne et érigent leur point de contrôle à proximité. L’électricité est coupée. Ce jour-là, la destruction de Borodyanka a commencé. Des chars tiraient sur tout ce qu’ils voyaient. Le village était aussi frappé par des bombes aériennes. Les batailles les plus féroces entre la Teroborona (défense territoriale) et les occupants russes se sont passées ici, dans ce village. Certaines maisons ne sont plus que des cendres ou des pans de murs brûlés, beaucoup sont restées sans toit ou avec des fenêtres éclatées.

Le lait jeté dans la cour

« Nous avons déchiré des blouses blanches et en avons fait des bandages, que nous avons attachés sur nos bras. Sans eux, nous pouvions être abattus à tout moment, se souvient Yuriy Mudryk. Nous avons aussi attaché des bandages blancs sur les tracteurs pour pouvoir conduire et nourrir les animaux. » Du fait de la coupure d’électricité, les vaches de la ferme sont traites grâce à un générateur diesel. Quant au carburant, il fallait le prendre à l’entrepôt, ce qui nécessitait de passer par le point de contrôle des occupants. « Lorsque nous avons manqué de diesel à la ferme, j’ai dû aller les voir et négocier pour que nous puissions prendre notre propre carburant dans nos entrepôts. Ils nous ont autorisés à vider les réservoirs des tracteurs, moissonneuses et autres machines agricoles. Nous avons pu avoir ainsi environ 300 litres. Cette quantité ne nous a permis de tenir qu’une semaine. Puis j’y suis allé de nouveau… Mais que restait-il à prendre ? », raconte Yuriy Mudryk. Très vite, les occupants ont commencé à menacer de tuer les ouvriers de la ferme ainsi que Yuriy Mudryk et de les punir à cause des allers-retours et du port incorrect des bandages blancs, obligatoires aux deux bras [2]. « Puis des rachistes sont venus sur un Tigre blindé et ont commencé à vérifier ce que nous faisions ici. Armes à la main, ils se promenaient dans la ferme. Les Bouriates étaient particulièrement cruels. Nous avons dû leur donner des vaches, tuées pour la viande », se souviennent les ouvriers.

Le lait, livré habituellement à la laiterie de Brousylov qui fabrique du beurre et des fromages, est jeté dans la cour. La laiterie est à l’arrêt mais les ouvriers continuent d’être payés. À cause de l’occupation, les camions ne viennent pas récupérer le lait. « Environ 15 tonnes de lait sont allées à l’égout, se souvient Yuriy Mudryk. C’était une période difficile… Les riverains prenaient du lait sans restriction, autant qu’ils en avaient besoin. Mais au début de l’occupation, les gens ne venaient pas à la ferme le chercher, car ils avaient peur de sortir de chez eux. »

© L.Kriukova - Près de 900 bovins de race Holstein étaient élevés sur cette ferme avant l’occupation. Il en reste 827 aujourd’hui dont 284 vaches laitières en production.

Pendant l’occupation, les vaches n’ont pas reçu d’aliment concentré : « Si tout le lait part à l’égout, à quoi bon gaspiller les tourteaux ? », relève Yuriy Mudryk. À cette époque, la tâche principale des ouvriers est de traire les vaches. Personne ne prête attention aux résultats de production et « personne ne s’occupait non plus des tests de mammite », continue-t-il. La productivité laitière a chuté en conséquence de 40 à 50 % du fait de l’absence de concentrés et du manque d’eau lié aux coupures d’électricité. « L’eau ne pouvait être pompée que le matin, et pas toujours ! » La taille des mamelles diminue et, en parallèle, le mal-être des animaux se fait sentir, bien que la traite ait été maintenue le plus possible. Pour les vaches encore en production, une simple ration de fourrage grossier, à base d’ensilage de maïs, d’ensilage préfané et d’un peu de foin, « car il n’y avait pas de possibilité de le couper », était distribuée deux fois par jour, à l’aube et juste avant la nuit. La ferme a subi des pertes de 12 à 14 millions de hryvnias (300 000 à 350 000 €), principalement dues à la diminution du lait, de la reproduction, du GMQ et de la santé des animaux, sans compter l’impact des combats sur le parc des machines agricoles et des tracteurs. Le rendement laitier de la ferme a été divisé par plus de deux. En 2022, une partie des champs a quand même pu être ensemencée. Et, cette année, pour assurer la base de l’alimentation des bovins, il est prévu de produire de 6 500 à 7 000 tonnes d’ensilage de maïs et 2 000 tonnes d’ensilage de luzerne. Des engrais organiques ont déjà été épandus dans les champs, mais le maïs ensilage n’est pas encore semé.

© L.Kriukova - Si le nombre de bovins a globalement baissé en Ukraine du fait de la guerre, la relève est cependant là sur la ferme laitière « Kolos ». Un bâtiment pour accueillir 150 génisses est en cours de construction en 2023.

Projet de passage en stabulation libre

Aujourd’hui, la ration des vaches laitières est composée d’ensilage de maïs, d’ensilage de luzerne, de drêche de bière, de tourteau de tournesol et de triticale, avec du foin de luzerne. Plus d’un an s’est écoulé depuis l’occupation, mais les niveaux de production précédents n’ont pas encore été retrouvés. La ferme perdure cependant avec de nouveaux projets comme le passage en stabulation libre. La construction d’un nouveau bâtiment pour les génisses d’une capacité de 150 places a donc débuté. Il y aura deux sites, l’un à côté de l’autre à l’avenir et, surtout, la vie continue.

[1] Rachiste vient de la contraction des mots « russe » et « fasciste ». Il s’agit du surnom donné aux soldats russes ayant envahi l’Ukraine et aux Russes qui soutiennent la guerre.

[2] Le bandage blanc comme le drapeau blanc est un signe de neutralité, de paix, de trêve. La personne ne s’engage pas dans le conflit. Un soldat portant un drapeau blanc ne doit pas être attaqué. Le drapeau blanc est reconnu par la Convention de La Haye (règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. Section II).