S’il devait résumer son parcours d’éleveur, Bruno Legeard dirait qu’il est « un grand frustré des quotas laitiers ». « Je me suis installé avec mes parents en 1990 sur 40 ha et 225 000 litres. À l’époque, et pendant des années, dans la Manche, les dotations de quotas JA étaient faibles, voire nulles », se rappelle-t-il. Son épouse Nicole l’a rejoint en 2005. De reprises foncières en attributions de quotas, leur structure s’est agrandie au fil des ans. À la fin des quotas en 2015, Nicole et Bruno sont à la tête de 90 holsteins sur 172 ha, pour 790 000 litres livrés et 100 taurillons vendus par an. Le Gaec est surtout dans les starting-blocks… pour décoller. Le souhait de leurs deux fils de s’installer avec eux fait définitivement basculer les deux éleveurs dans un développement d’envergure. Justin et Louis partagent leur vision de l’exploitation et de leur territoire. « Notre philosophie est de produire le maximum à l’animal et à l’hectare afin de diluer les charges de structure et produire à moindres coûts », dit Justin, salarié du Gaec depuis la mi-2019, en attendant de s’installer. Louis devrait le rejoindre dans trois ans. « Avec 17 à 20 t de MS/ha de maïs ensilage, nous bénéficions d’un potentiel pédoclimatique élevé que nous voulons exploiter. » L’élevage est au cœur d’un des eldorados verts de l’Ouest. « Nous sommes dans un secteur à forte pression foncière, ajoute le jeune. Nous avons à cœur de tirer parti de ce que nous avons. »
Une croissance exponentielle du troupeau en cinq ans
Il n’est donc pas étonnant que parents et enfant préfèrent parler de la marge brute de l’atelier lait à l’hectare plutôt qu’aux mille litres. En 2020, elle s’élève à 3 923 €/ha de surface fourragère, pour 1,915 million de litres livrés. « Ce sont 1 150 € de plus que le quart supérieur de leur groupe de comparaison », pointe Élise Simard, conseillère de gestion à CERFrance Normandie Ouest. La marge brute aux mille litres traduit bien moins cet effort de productivité : 231 €, contre 222 € pour la moyenne du groupe et 244 € pour le quart supérieur.
Entre 2015 et 2021, le Gaec est sans cesse en projet. Dès la sortie des quotas, il a conforté sa référence de 250 000 l (conversion du quota matière grasse en lait, et achat de parts sociales de gré à gré à un adhérent de la coopérative). « La stabulation de 70 logettes et 55 places aux cornadis était plus que saturée. Il devenait indispensable de l’agrandir. C’était financièrement possible mais avec du lait en plus », reprend Nicole. Le Gaec saisit l’opportunité de plan de développement qu’offre sa coopérative, Les Maîtres Laitiers du Cotentin (MLC). Il effectue une demande pour 800 000 litres, à réaliser en quatre ans. Les choses s’enchaînent très vite. La construction d’une extension de 130 logettes et 95 places aux cornadis, parallèle au bâtiment initial, est mise en route début 2017, pour un investissement de 300 000 €. Elle porte la capacité de la stabulation à 200 logettes et 150 places aux cornadis.
Le lait livré à MLC suit : 1,22 Ml en 2017, 1,377 Ml en 2018, 1,563 Ml en 2019 et 1,916 Ml en 2020. « En 2021, nous prévoyons 2,2 Ml, indique Bruno. Nous venons d’acheter de gré à gré à un adhérent de MLC l’équivalent de 200 000 litres de parts sociales, à raison de 60 €/1 000 l. » De 90 vaches en 2016, le troupeau est passé à 176 en 2020. Vingt à vingt-cinq primipares supplémentaires vont l’intégrer progressivement cette année.
« Nous gagnons en efficacité »
« Nos vaches ne pâturent plus depuis 2017, poursuit Nicole. Même si nous en avions envie, ce ne serait pas possible car seuls 6 ha sont directement accessibles du bâtiment. » Parents comme enfant apprécient la simplification du travail et la souplesse qu’apportent à la fois le zéro-pâturage et un grand troupeau. « La seule transition alimentaire de l’année est celle du changement de silo de maïs, avancent-ils. Sans clôtures à entretenir, sans vaches à aller chercher matin et soir, avec la formalisation de protocoles techniques, etc., nous gagnons en efficacité. » De même, les 5 UTH présentes sur la ferme offrent la possibilité de répartir les tâches selon ce qu’affectionne chacun.« Nos journées sont bien remplies mais sans les périodes de bourre. Nous pouvons nous remplacer les uns les autres, et libérer aux associés et salariés un week-end sur deux du travail d’astreinte, en plus des congés. »
Les deux salariés (dont Justin) et les deux apprentis ont également permis, l’année passée, d’absorber la charge liée à la construction d’un méthaniseur (lire l’encadré). Le Gaec l’estime à deux équivalents temps plein, en particulier celui de Bruno qui a suivi et coordonné le chantier. « Ce n’est pas la peine de développer son élevage si l’on n’aime pas passer toute la journée dedans et travailler en équipe, souligne Bruno. Tout comme ce n’est pas une bonne idée d’investir de façon importante si l’on est de nature angoissée. Pour ma part, les grands projets et le travail à plusieurs me stimulent. »
Ancienne comptable, Nicole, l’autre moitié du tandem, assure le suivi administratif et gère au plus près la trésorerie tendue.
« Un rabbin a béni notre tank à lait l’été dernier »
Hormis l’achat de 20 génisses en 2019, le Gaec autofinance en effet l’agrandissement du troupeau et a supporté deux ans durant des charges relatives à la méthanisation, dont 200 000 € de parts sociales dans la SAS.
On ne peut s’empêcher de leur demander si la conduite d’un grand troupeau en zéro-pâturage ne va pas à l’inverse des attentes sociétales. « Bio, extensifs, intensifs... Nous sommes persuadés qu’il y a de la place pour tous les systèmes. La preuve : notre lait a un débouché kasher. L’été dernier, un rabbin a béni notre tank à lait. Notre modèle de grand troupeau tracé plaît aux consommateurs de confession juive », répondent Nicole, Bruno et Justin.
D’ailleurs, ils ne veulent pas s’arrêter à 2,2 Ml et 200 vaches. Ils ont reçu cette fois-ci le feu vert de MLC pour 1,3 Ml sur quatre ans. Justin espère finaliser son installation par une centaine d’hectares supplémentaires, sans en dire plus. « Nous voulons sécuriser l’alimentation de l’élevage. Nos 100 ha de maïs suffisent à peine pour le troupeau actuel. »
« Un nouvel investissement de 900 000 € pour 3,5 Ml en 2024 »
Dans la foulée, un investissement de 900 000 € sera lancé : une deuxième extension de 130 logettes et 100 places aux cornadis parallèle à celle de 2017, cinq robots de traite, un paillage automatisé et des ventilateurs mécaniques. « Nous installerons trois d’entre eux dans la stabulation actuelle et deux dans l’extension, à raison de 60 vaches par robot, détaille le jeune éleveur. Nous ferons seulement deux lots – un de primipares et un de multipares – pour éviter de les perturber par un changement de lot au cours de la lactation. »
Les robots libéreront du temps et apporteront de la souplesse. La traite dans la 2 x 6 postes occupe aujourd’hui deux personnes durant trois heures et demie le matin, et autant le soir. Les annuités de l’atelier devraient monter à environ 95 €/1 000 l, contre 63 € actuellement, mais le Gaec n’achètera plus de maïs, et compte sur le 1,3 Ml supplémentaire pour écraser les charges de structure existantes. De plus, le revenu de la méthanisation aidera à sécuriser l’exploitation.